Landscape Within

Exposition monographique, restitution de résidence à l’EACV
Espace Grandjean Vallauris 2021


En 2019, la ville de Vallauris Golfe-Juan et son école d’art céramique invitent Claire Lindner pour une collaboration : une résidence dans l’école, des master class, des rencontres et une présentation des oeuvres produites.

A Vallauris, s’appuyant sur des éléments issus du patrimoine local, Claire Lindner a ainsi pu prolonger ses réflexions dans de nouvelles séries de créations.

Depuis 2018 Claire Lindner développe une série intitulée L'air est une racine. Lorsqu’elle débute sa résidence à Vallauris, elle souhaite réfléchir à la production d’oeuvres qui feraient lien avec la ville. Telle une évidence, l'idée de travailler à partir d'éléments liés à l'histoire de la céramique vallaurienne s'est imposée à moi.
Rapidement son attention se porte sur des moules en plâtre, utilisés à l'origine pour le coulage de plats en forme de feuille. Ces moules issus de la production vallaurienne de l'après-guerre font partie d'un fonds que l'école constitue progressivement dans un but mémoriel et pédagogique. A partir de ces moules Claire Lindner réalise en estampage des feuilles qu'elle assemble en buissons. Il s’agit de la série principale produite à Vallauris.

En plus d’être attirée par la beauté et l'élégance de cette forme, la feuille a généré en moi tout un imaginaire auquel j'ai entrepris de donner corps. L'un des fils conducteurs de l'ensemble de mon travail est l'expression du vivant.
Qu'est-ce qui rend une forme vivante ? Mes sculptures sont une quête perpétuelle de réponse à cette question. La feuille est non seulement la représentation même du végétal et donc du vivant mais aussi un symbole onirique nous reliant aux paysages en mouvement de notre psyché et de nos émotions.


Parallèlement elle développe une imposante oeuvre murale composée d'éléments tombant, coulant vers le sol : The fall.
Claire Lindner réalise aussi des essais avec une machine de l'école, une fileuse, qui permet d'extruder de fins colombins de terre et qui sert traditionnellement à produire des poignées (céramique utilitaire) et du "tressé", technique permettant de faire des pièces en céramique évoquant la vannerie. Entre deux séjours à Vallauris Claire reprend ses essais ; ils aboutissent aux séries Overflow et Blossoming.

Extrait du communiqué de presse, 2021

Photos : Anthony Girardi

Flux et métamorphoses

Être aujourd’hui une artiste travaillant la céramique, c’est se situer d’emblée dans l’histoire de civilisations plurimillénaires (Proche-Orient, Égypte, Chine) dont les pièces d’argile témoignent à la fois de processus artisanaux et de conceptions cosmogoniques 1. C’est aussi s’inscrire dans une temporalité bien plus vaste, si l’on songe au rôle probable des argiles dans l’apparition de la vie sur terre, ce qui en ferait la matière par excellence.

L’ argile que modèle Claire Lindner est une terre souple et plastique, particulièrement résistante : c’est le grès, émaillé au pistolet pour en accentuer le côté granuleux, et qui accroche la lumière. Gaston Bachelard a bien décrit en quoi le modelage diffère de la sculpture dans sa gestuelle : « Le sculpteur devant son bloc de marbre est un servant scrupuleux de la cause formelle. Il trouve la forme par élimination de l’informe. Le modeleur devant son bloc d’argile trouve la forme par la déformation, par une végétation rêveuse de l’amorphe. C’est le modeleur qui est le plus près du rêve intime, du rêve végétant. »

Fluidité

Par leurs formes comme par leurs couleurs, les pièces de Claire Lindner ont quelque chose d’indéfinissable : elles défient souvent la description géométrique ; en colombins, elles semblent presque oublier leur nature solide, comme dans la Volute serpentine, composée de boudins intriqués et légèrement torsadés, d’un bleu mêlé de rose virant au vert pâle à une extrémité.

L’ artiste associe cette fluidité à des structures aussi diverses que les volutes éphémères produites par la machine de fumée d’Étienne-Jules Marey, l’axis mundi des Indiens d’Amazonie ou encore la double spirale de l’ADN... La concaténation serpentine peut aussi apparaître comme une incarnation contemporaine de la ligne serpentine, dont le philosophe Pierre Hadot évoque l’ubiquité : « Depuis la Renaissance, les peintres avaient été attentifs à ce mouvement qui est à la fois un phénomène de la nature et un élément des arts de la peinture et de la sculpture. Ils appelleront ce mouvement la “ligne serpentine”, que l’on peut observer dans les flammes, dans les vagues, dans certaines attitudes corporelles, et évidemment dans la marche du serpent. »

Par son caractère ondulatoire aux effets hypnotiques, la ligne serpentine transcende la division canonique entre formes inanimées et animées, ces dernières seules étant qualifiées de « vivantes », mais trop souvent dans l’oubli de leur devenir, ce qu’a magistralement noté Henri Bergson : « Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien l’immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n’est que le dessin d’un mouvement . »

La pièce The fall est la plus monumentale de l’exposition personnelle de Claire Lindner à l’EACV, et occupe à elle seule tout un mur. Avant sa verticalisation, à plat sur une étagère, des rangées de boudins, de couleurs similaires pour une même rangée mais différant subtilement par leurs formes, un peu comme des doigts, s’offraient au regard, chacun pour soi tout en formant déjà série. Une fois érigés et plus étroitement unis, ils incarnent la fluidité d’une cascade, ou un tombé de draperies dans lesquelles on pourrait voir, avec Baudelaire, « … se pencher les défuntes Années, / Sur les balcons du ciel, en robes surannées ; / Surgir du fond des eaux le Regret souriant ; … » tant il est vrai que chez Claire Lindner, les éléments matériels sont aussi psychiques, et leur représentation dynamique, liée aux émotions propres à leur création comme à leur contemplation. Prenant acte de cette réunion de la matière et de l’esprit sous l’égide du mouvement, nous dirons alors, avec Emanuele Coccia, que : « Fluide est la structure de la circulation universelle, le lieu dans lequel tout vient au contact de tout, et arrive à se mélanger sans perdre sa forme et sa propre substance . »

Vitalisme

L’imaginaire vital de Claire Lindner se rattache implicitement au vitalisme . La vie suggérée par ses oeuvres n’est pas séparée de leur matière. Elle se soutient de notre regard, ne relève d’aucun «règne» particulier et montre concrètement ce que Goethe affirmait avec des mots : «Toute réalité vivante est non pas un élément unique, mais une multiplicité ; même dans la mesure où elle nous apparaît comme un individu, elle reste néanmoins une réunion d’entités vivantes autonomes qui, quant à l’idée, à la tendance sont identiques, mais quant à l’apparence peuvent devenir identiques ou semblables, non identiques ou dissemblables. Ces entités sont en partie reliées entre elles dès l’origine, et en partie se trouvent et se réunissent. Elles s’opposent et se cherchent à nouveau, et engendrent ainsi une production infinie, de toutes les manières et dans toutes les directions. »

Dans le Buisson réalisé à partir de moules de feuilles récupérés dans les ateliers de l’EACV et dont ne subsiste que l’empreinte, les « feuilles » torsadées et entremêlées, qui s’épaulent mutuellement, comme pour mieux exister, pourraient aussi bien figurer des ébauches d’animaux primitifs… Émancipation de la gangue commune ou fusion dans l’indistinction première selon des processus dérobés à la vue ?

La Feuille sculptée en grès émaillé fait entrevoir les énergies qui la sous-tendent et celles qui en émanent : énergie lumineuse, semblant s’être libérée de sa source matérielle ; énergie dynamique, qui opère comme un rappel de la «force vitale», par-delà l’ambiguïté des formes et des couleurs ; énergie du désir paradoxal, fluide et brûlant, qui transparaît dans cette « feuille » en forme de vulve, douce, turgescente et incongrue. Vue de près, la rugosité du grès ressort et attire le regard dans l’anfractuosité de la nervure centrale, jusqu’au fond obscur qui le met en échec et en appelle à un imaginaire de l’origine, tant érotique que métaphysique.

Mystère

Par leur ambiguïté intrinsèque, les oeuvres de Claire Lindner jouent avec nos perceptions comme avec notre raison et bousculent nos certitudes, nous laissant dans un doute délectable. L’étrangeté de structures qui semblent échapper à toute assignation (géométrique, minérale ou biologique), nous oblige à imaginer d’autres organes, d’autres plantes, d’autres animaux, ou une autre fluidité.

En mettant son vocabulaire matériel et formel rigoureusement défini au service de son intuition, cette « sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable », l’artiste exprime ses questions les plus intimes face aux mystères du monde.

Ruth Scheps

Extrait du catalogue d’exposition, édité par l’EACV

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